On ne saura jamais son nom, tout juste son prénom cité à la fin, elle restera pour nous lecteurs comme des clients attablés à son restaurant, la Cheffe, une femme à la fois mystérieuse et lumineuse. Car c’est là le tour de force de Marie NDiaye, de nous faire partager le quotidien d’une jeune fille puis d’une femme dont la vie est entièrement dédiée à la cuisine sans jamais avoir suivi de cursus, sans jamais avoir cherché autre chose que cette voie, comme si elle était inscrite dans ses gênes.
Naissance d’une étoile
Une enfance pauvre, un placement à Marmande comme bonne dans une famille bourgeoise, dès l’âge de quatorze ans, chez les Clapeau. Un couple qui l’adopte avec bienveillance et pour qui « la viande constituait l’ordinaire... affirmant que la viande les préservait de maux qu’ils ne manquaient pas d’attraper quand certaines circonstances les privaient de porc ou de bœuf à chaque repas».
A ce régime, et avec son talent, la future Cheffe apprend vite. Une évidence se fait jour, elle est douée pour la cuisine. Elle a même un don pour mitonner des plats et sublimer ce qu’elle touche au point de s’émanciper et de pouvoir s’installer à son compte après une période d’apprentissage et une première expérience à Bordeaux.
A vingt ans, la voici dans la peau d’une Cheffe, à l’aube d’une carrière qu’elle n’a jamais envisagée et de louanges qu’elle ne cherche pas. Le succès arrive sans tarder, la presse l’acclame, le public est au rendez-vous d’autant que sa cuisine est généreuse et ses prix d’une grande modestie.
La chute filiale comme métaphore de la vie
Seulement voilà, il y a un grain de sable dans cette vie entièrement vouée à l’art culinaire, la Cheffe entretient un rapport complexe avec sa fille, tout en lui passant tous ses caprices. Enceinte très jeune, sans père reconnu, la Cheffe n’a jamais vraiment assumé sa maternité. Considère-t-elle son restaurant comme son enfant ?
Un récit intime à double voix
Ce récit, porté de bout en bout par une prose parfaitement maîtrisée, avec un souci du détail et de fines descriptions psychologiques, nous est conté par celui qui fut son assistant et qui est ici le précieux témoin de chaque étape. Il nous relate les faits, vingt ans après, alors qu’il est parti vivre à Lloret del Mar, mettant ainsi de la distance entre les faits et ce qu’il a vécu.
Un style goûteux, empreint d’un lyrisme contenu
Tout au long du roman, Marie NDiaye enrichit ses portraits d’annotations culinaires qui donnent chair à son récit et lui apporte son fumet, comme « une odeur de pâté de viande en train de cuire au four... (que) la Cheffe huma avidement ». Et nous aussi !
A n’en pas douter, il y a entre l’héroïne et l’auteur une forme de compétition, de saine émulation, pour rendre compte du dépassement de soi et viser à la perfection. La cuisine y est ainsi le terrain de prédilection d’une quête spirituelle qui dépasse l’enjeu habituel, au même titre que la littérature dessine en miroir un autoportrait de l’auteure.
Cette force tranquille se déploie dans des phrases ciselées, souvent longues, parfois sinueuses, telles des chemins de traverse où le lecteur aime à flâner pour mieux apprécier toutes les subtilités d’un style qui a déjà valu à Marie NDiaye, en 2009, le prix Goncourt.
Un pur régal littéraire
Avec La Cheffe, c’est non seulement « le roman d’une cuisinière » mais également la noblesse d’âme d’une femme de coeur qu’il nous est donné de découvrir. Un cœur simple aurait pu dire Gustave Flaubert. Une femme debout selon Marie NDiaye et qui « n’a jamais flétri rien ni personne, jamais. » Une Cheffe qui « aimait qu’on fasse fausse route à son sujet » et dont « la grâce joyeuse de la créativité absorbait tout ». Pari réussi pour Marie NDiaye qui joue sur le double registre de la nostalgie et de l’émotion avec une remarquable virtuosité.
La Cheffe, roman d’une cuisinière