C’est un paradoxe qui ouvre ce livre dans une étude très fouillée aux multiples éclairages, économiques, sociaux et religieux : quelle peut être la place de la viande dans un pays où le végétarisme est à lui seul l’emblème de l’alimentation* ?
C’est tout le propos de l’ouvrage qui s’interroge sur le statut de la viande en Inde, à travers l’étude des pratiques et des représentations qui y sont associées.
Et la réponse que donne Michaël Bruckert, dont le livre développe la thèse qu’il a soutenue dans le cadre d’un doctorat en géographie humaine, est passionnante.
Il faut dire que l’auteur s’est donné les moyens d’embrasser littéralement son sujet. Il a consacré plusieurs années à sa recherche, compulsé de nombreuses données et fait plusieurs séjours en Inde où il s’attache, pour sa démonstration, en particulier, à un Etat du sud, le Tamil Nadu. Un Etat de l’extrémité sud-est, connue des Français pour son ancien comptoir de Pondichéry et sa capitale, Madras aujourd’hui nommé Chennai.
Croisant une double approche, géographique et ethnologique, l’analyse se fonde sur une observation très précise des comportements, des habitudes alimentaires et des changements à l’œuvre dans un pays en pleine mutation. Raison pour laquelle, malgré le poids religieux et les interdits, le rapport que les Indiens ont à la viande évolue et la consommation ne cesse d’augmenter**.
Michaël Bruckert en saisit d’ailleurs toute la pertinence en s’interrogeant : « Entre le végétarisme rituel hindou et la carnivorie occidentale, entre la vache sacrée et le beefsteak issu d’abattoirs industriels, quels choix la société indienne contemporaine fait-elle ? ».
Comment l’appétit carné, relativement réduit il y a encore quelques décennies, est-il en train de s’éveiller dans ce pays aux dimensions d’un continent ? Car si la viande est depuis fort longtemps un aliment dont la production et la consommation sont régulés, cela renvoie à la dimension à la fois cosmique, sociale et biologique que revêt l’alimentation en Inde et principalement avec l’hindouisme, la religion majoritaire.
L’auteur pose la question qui vient aussitôt à l’esprit : si la vache est sacrée, comment peut-on la manger ? En fait, « la vache est vénérée, là où le buffle est déprécié », ce qui explique que l’Inde soit passée au premier rang mondial des pays exportateurs de viande de bœuf en 2014 dans la mesure où cette viande ne provient officiellement que du buffle.
De la hiérarchie des aliments carnés au rapport entre la viande et les différents groupes sociaux, du repas au foyer au développement de la restauration (y compris « fast-food), de la transformation à l’industrialisation, de la place de la viande dans l’espace public, l’ouvrage ne laisse rien de côté des spécificités indiennes tout en mettant à chaque fois en perspective les questions posées : La viande est-elle bénéfique pour la santé ? Qui sont les mangeurs de viande en Inde ? Quelles viandes sont consommées ? Comment fonctionne l’élevage des animaux en Inde ? A quoi ressemblent les boucheries indiennes et où se trouvent-elles ? Quels sont les circuits de la viande dans l'espace social ? Quel est le rôle des castes dans la place et la consommation de la viande ?...
Parce que « la viande est en Inde un objet hautement politique..., c’est aussi la politisation de la viande qui contribue à définir ses statuts juridiques comme symboliques ». C’est aussi ce qui ressort de l’ouvrage où la complexité de la mosaïque indienne est tissée des différences ethniques et sociales. Car la viande est également un véritable objet politique, support de revendications identitaires.
Grâce à ce travail colossal, Mickaël Bruckert nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société indienne à travers le prisme d’un sujet qui nous touche aussi de près, nous occidentaux, « dans le rapport qu’ils entretiennent avec les corps des mangeurs, les aliments carnés n’ont pas le même statut que les autres ». Le célèbre philosophe Maurice Merleau-Ponty l’avait d’ailleurs évoqué en précisant « mon corps est fait de la même chair que le monde », ce qui sous-tendait que « la chair permet l’expérience d’une quasi-coïncidence entre soi et le monde ».
Ce même regard, cette attitude, façonnent nos sociétés depuis des siècles voire des millénaires. L’Inde des dieux et des vaches sacrées en est une illustration dans sa diversité des territoires, mais cela nous concerne plus directement qu’on pourrait le penser. L’ouvrage rejoint aussi nos propres préoccupations sur la place de la viande et l’écologie car à l’heure où l’Occident s’interroge plus que jamais sur sa consommation carnée, cette remarquable étude offre une résonance singulière d’une belle portée historique et philosophique sur les dimensions cultuelles et culturelles de la viande.
* L'Inde est le pays où le végétarisme est le plus observé dans le monde et ses habitants ont le plus faible taux de consommation de viande. Cela n’empêche pas l'Inde de figurer dans le trio de tête des plus grands pays exportateurs de bœuf avec l’Australie et le Brésil.
** « Il n’y a pas de véritable transition carnée, pas d’envolée spectaculaire de la consommation de viande dans l’Inde actuelle. Mais celle-ci n’en est pas moins à la hausse : relativement stable de 1993 à 2004, elle a augmenté entre 2004 et 2009 de plus de 60% en milieu rural et plus de 80% en milieu urbain. (p.25 « La chair, les hommes et les dieux »).
Un mot sur l’auteur :
. Michaël Bruckert est géographe. En parallèle de ses études et de son diplôme d’HEC, il a aussi passé un CAP de cuisinier et a été volontaire auprès de plusieurs ONG avant de soutenir avec succès sa thèse de géographie sur l’alimentation en Inde qui a reçu le prix de l’innovation de thèse de la Société de géographie. Il l’a complétée et enrichie pour écrire cet ouvrage « La Chair, les hommes et les dieux ».
La chair, les hommes et les dieux
(La viande en Inde)
Auteur : Michaël Bruckert
Cnrs éditions
406 pages
Date de parution : janvier 2018
Format : 150 x 230 mm