Interview de Henning Steinfeld, Chef de la Sous-Division de l'information et des politiques en matière d'élevage de la FAO*
(*) Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture.
Le 7 novembre 2012, un séminaire sur « L'efficacité de l'utilisation des ressources: Implications pour la durabilité et la compétitivité de l'élevage européen » était organisé au COPA-COGECA, l'organisation agricole européenne. Henning Steinfeld, Chef de la Sous-Division de l'information et des politiques en matière d'élevage de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) et coordinateur de Livestock Long Shadow (L'ombre portée de l'élevage), était là pour présenter le Programme d’action mondial (Global Agenda of Action) pour l'élevage. Ce programme d'action vise à soutenir le développement durable de l'élevage dans le contexte d'une demande croissante pour des produits animaux et de raréfaction des ressources. Son élaboration se fait à travers un processus participatif qui met l'accent sur la recherche de consensus parmi les acteurs clés dans le secteur de l'élevage pour programmer des actions communes.
Le Programme mettra la priorité sur trois axes :
- Réduction des écarts d’efficience : l'application des technologies existantes et l'encadrement institutionnel pour générer des gains économiques, sociaux et dans l'efficacité de l'utilisation des ressources ;
- Revalorisation des prairies : saisir le potentiel des prairies à contribuer aux services environnementaux et aux moyens de subsistance durables ;
- Objectif zéro émission : réduire les excédents de minéraux (azote, phosphore) et les émissions de gaz à effet de serre à travers le recyclage et la récupération efficace et économique des éléments nutritifs et de l’énergie contenus dans le fumier.
En parallèle, Interbev s’est engagé au travers de l’OIV (Office International de la Viande) dans un partenariat avec la FAO sur l’évaluation environnementale concertée des productions animales au niveau mondial.
En 2011, la FAO a lancé un Programme d’action mondial pour l'élevage. Quels en sont les objectifs principaux ?
HS : En premier lieu, j'aimerais clarifier un point : le processus d'élaboration du Programme d’action mondial pour le développement durable de l’élevage a été initié par un groupe divers d'acteurs du secteur en 2010. L'initiative multi-acteurs qui en découle vise à une meilleure utilisation des ressources naturelles et une croissance durable. La FAO facilite la concertation et vise à impulser l'action, mais le Programme appartient à l'ensemble des acteurs, dont la FAO parmi d'autres.
Le but du Programme est d'informer et orienter le développement durable du secteur. Le secteur de l'élevage fait face à de nombreuses difficultés complexes et étroitement liées : il a besoin, par exemple, de concilier une demande en forte croissance pour des produits animaux avec des ressources naturelles limitées ; il a également besoin de protéger les moyens de subsistance des éleveurs et la santé publique. L'objectif du Programme est d’impulser des modifications des pratiques afin d'assurer une utilisation plus efficace des ressources naturelles telles que la terre, les nutriments, l'eau, et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, tout en soutenant les moyens de subsistance des paysans, la sécurité alimentaire à long terme et la croissance économique. Ces gains d'efficacité peuvent être obtenus à travers une combinaison de la recherche et du développement, du renforcement des moyens, des politiques, des changements institutionnels et des investissements.
Quels résultats concrets attend la FAO de ce projet pour l'Europe et pour la France, par exemple ?
HS : Encore une fois, la FAO n'est qu'un des acteurs du Programme. Le résultat principal de cette initiative multi-acteurs sera une utilisation plus efficace des ressources naturelles sur le plan mondial. Pour l'Europe et la France en particulier, s'engager dans le programme pour l'élevage durable peut aider à augmenter la confiance des consommateurs en la filière, étant donné la montée en puissance des considérations environnementales. Par ailleurs, sur le plus long terme, le Programme pourrait également contribuer à assurer plus d'égalité dans les règles du jeu à travers une harmonisation des politiques au niveau mondial. L'Europe peut également contribuer à partager son expérience en matière de politique et de gouvernance, et elle a beaucoup à offrir dans le domaine de la science et la technologie liées à la production durable dans le secteur de l'élevage.
Quelle est la relation entre le Programme d’Action Mondial pour l'élevage et la coopération public/privé engagée par la FAO dans le contexte du partenariat sur l’évaluation environnementale de l’élevage ?
HS : Les deux initiatives multi-acteurs portent sur des problématiques semblables et sont complémentaires. Le partenariat a, par contre, une visée bien plus restreinte et plus technique : le développement concerté de méthodologies communes et harmonisées pour mesurer et suivre l'impact environnemental du secteur de l'élevage. Une meilleure évaluation de l'impact environnemental du secteur est un premier pas nécessaire pour réduire ses impacts et améliorer sa durabilité. Les résultats du partenariat contribuent directement aux travaux du Programme d’Action, qui lui, vise à l'utilisation plus efficace des ressources naturelles, et aborde l'ensemble des problématiques techniques, politiques et institutionnelles qui doivent être résolues pour que les changements de pratiques puissent être effectués. Alors que le but du Partenariat est de développer des méthodologies, le Programme vise à effectuer des changements dans les pratiques.
http://www.livestockdialogue.org/
Pour la FAO, quel est le défi principal des 10 années à venir pour le secteur européen de l'élevage ?
HS : Le secteur européen de l'élevage fait face à plusieurs défis. Par exemple, le secteur a besoin de répondre à des problématiques environnementales grandissantes tout en préservant sa compétitivité. Les problématiques émergentes de santé et de sécurité sanitaire sont des défis continus ; en même temps, la réforme de la PAC a besoin de revoir son système de subventions en intégrant l'utilisation durable des ressources selon des règles du jeu communes. L'Europe a également besoin de diminuer sa dépendance à l'importation des aliments végétaux à haute teneur en protéine pour les animaux et de rechercher des alternatives sur le territoire européen.
Pour le secteur des ruminants en particulier ?
HS : Le défi de concilier la performance environnementale tout en s'assurant que le système de production reste compétitif est particulièrement important pour le secteur ruminant à viande. Dans les conditions actuelles, le secteur ruminant à viande est par nature moins efficace dans son utilisation des ressources naturelles. Son empreinte carbone est également beaucoup plus élevée que celui des autres secteurs productifs de l'élevage. Par ailleurs, des prix plus élevés pour le bœuf ont également déclenché une baisse de la demande parmi les consommateurs. Toutefois, le secteur commence à se rendre compte que produire moins ne veut pas forcément dire gagner moins. En plus, les systèmes de production à base de ruminants ont un rôle clé à jouer dans la gestion des terres non labourables et la fourniture simultanée des services écosystémiques.
La FAO travaille-t-elle avec les institutions et agences de l'UE sur ce sujet ?
HS : La FAO fait partie du programme « Animal Change » financé par la Commission Européenne ; ce programme développe des préconisations pour l'atténuation et l'adaptation climatique dans le secteur de l'élevage. Dans ce contexte, la FAO travaille avec des centres de recherche européens majeurs, le Joint Research Center (JRC) et les Directions générales de l'Environnement et l'Agriculture de la Commission européenne. Dans le cadre du partenariat multi-acteurs sur l’évaluation de la performance environnementale pour les filières de l'élevage, la FAO travaille avec la France, l'Irlande et les Pays-Bas. La Commission européenne, les États-membres de l'UE et de nombreuses organisations basées dans l'UE sont membres de la plateforme multi-acteurs du Programme d’action global.
Depuis sa publication, le rapport L'ombre portée de l'élevage (Livestock Long Shadow) a reçu une couverture médiatique très importante, en particulier les chiffres sur la contribution de l'élevage aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. Toutefois, ces chiffres ne traduisent pas la complexité et la multifonctionnalité de l'élevage, tant dans l'UE que sur le plan mondial. La FAO prend-elle des précautions particulières sur la façon de communiquer sur ce sujet ? Et croyez-vous que l'information pourrait être mieux transmise, par exemple en empêchant la dissémination des informations simplistes ?
HS : La publication du rapport L'ombre portée de l'élevage a déclenché des débats passionnés et émotionnels. Nos chiffres ont parfois été détournés ou mal interprétés par certains groupes d'intérêts. Cependant, ce qui nous importe au final est de créer les conditions pour un dialogue constructif entre acteurs et d'impulser des changements dans les pratiques. Beaucoup de producteurs et d'entreprises ont rapidement compris que non seulement l'amélioration de l'utilisation des ressources est bénéfique pour l'environnement mais aussi du point de vue économique, et ils ont intégré la durabilité dans leur modèle économique, ce qui nous encourage grandement.
Le chiffre de 18 % qui constitue la contribution du secteur aux émissions totales de gaz à effet de serre (GES) était la meilleure estimation disponible à ce moment-là (ndlr : au moment de la rédaction du rapport Livestock Long Shadow). Ce chiffre est une agrégation des résultats issus de systèmes de production de l'élevage très différents, des systèmes de production de "masse" automatisés, high-tech et avec contrôle automatique de la température, à des systèmes extensifs de pâturage ou des systèmes recyclant les déchets alimentaires. Nous sommes très conscients de cette diversité des conditions de production. Et c'est pour cette raison que nous travaillons sur la production de chiffres ventilés par région, par secteur, par système de production, par zone agro-écologique et ainsi de suite. En 2010, la FAO a publié un premier rapport sur les émissions de GES du secteur laitier. Deux autres rapports semblables, sur les émissions des filières bétail et de petits ruminants d'une part, et celles de la filière porc et volaille d'autre part, sortiront prochainement. Un rapport synthétique présentera les résultats clés des trois rapports sectoriels et mettra à jour la contribution du secteur de l'élevage aux émissions totales de GES. Ce chiffre actualisé ne sera probablement pas fondamentalement différent des 18 % estimés en 2006.
Quelle est votre perception de l'élevage des bovins et des ovins en France ? Ses impacts négatifs et positifs ?
HS : Je préférerais ne pas faire de commentaire sur la situation précise de tel ou tel pays.
Pensez-vous que c'est important prendre en compte les services écologiques fournis par l'élevage tels que la séquestration du carbone dans l'évaluation environnementale ? Et comment pourraient-elles être intégrées dans les travaux de la FAO ?
HS : Oui, c'est important. Le potentiel de séquestration du carbone par des changements dans les pratiques de gestion des prairies ou par la réhabilitation des prairies dégradées est considérable. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) estime que la séquestration du carbone dans les herbages constitue 70 % du potentiel d'atténuation total des émissions de gaz à effet de serre du secteur de l'élevage.
La « revalorisation des prairies » est également l'un des axes du Programme d’action mondial, qui vise à évaluer le potentiel mondial de séquestration du carbone, et à développer des méthodologies fiables et financièrement accessibles et des modèles institutionnels pour mesurer et monétariser la séquestration du carbone par les prairies. La FAO a déjà avancé dans ce domaine et l'année dernière, elle a soumis au programme « Verified Carbon Standard », pour validation, une nouvelle méthodologie dite Méthodologie de gestion durable des pâturages (methodology for sustainable grassland management). Cette nouvelle méthodologie est actuellement en cours d'expérimentation dans un projet pilote en Chine.